— En aucune façon, répondit Guyal. Partout l’on peut observer la normalité de l’esprit. Les habitants exécutent habilement les gestes qui les ont nourris hier, la semaine dernière, il y a un an. On m’a bien informé de mon aberration. « Pourquoi chercher une accumulation pédante ? m’a-t-on répété. Pourquoi chercher et demander ? La Terre refroidit, l’homme pousse ses derniers soupirs ; pourquoi renoncer à la joie, à la musique et aux festivités pour l’abstrait et l’abstrus ? »
— Certes on t’a bien conseillé. C’est ainsi que l’on pense en Saponce.
— Ma foi, le bruit court qu’un démon m’a privé de mes sens. C’est possible. Quoi qu’il en soit, l’effet demeure, et l’obsession me hante.
Shierl fit signe qu’elle comprenait.
— Demande donc. Je m’efforcerai de satisfaire tes exigences.
Il la regarda du coin de l’œil, examina le charmant petit visage triangulaire, les lourds cheveux noirs, les grands yeux lumineux, sombres comme des saphirs de Yu.
— En de plus heureuses circonstances, j’aurais eu d’autres exigences que je t’aurais suppliée de satisfaire de même.
— Demande, répéta Shierl de Saponce. Le Musée de l’Homme est proche et nous n’avons le temps que de parler.
— Pourquoi sommes-nous ainsi renvoyés et condamnés, avec une tacite acceptation de notre malheur ?
— La cause immédiate est le fantôme que tu as vu sur la plaine. Quand le fantôme apparaît, alors nous, de Saponce, savons que la plus belle des filles et le plus beau jeune homme de la ville doivent être envoyés au Musée. L’origine de la coutume, je l’ignore. C’est ainsi ; il en a toujours été ainsi ; et ce sera ainsi jusqu’à ce que le soleil grésille comme une braise sous la pluie et assombrisse la Terre, jusqu’à ce que les vents chassent la neige au-dessus de Saponce.
— Mais quelle est notre mission ? Qui nous accueille, quel est notre sort ?
— Ces détails sont inconnus.
— Les probabilités de plaisir semblent infimes, murmura Guyal, songeur. Il y a des aspects discordants dans l’épisode. Tu es sans nul doute la plus ravissante créature de Saponce, la plus adorable de la Terre, mais moi, un étranger de passage, je ne puis guère être le jeune homme le plus beau de la ville.
Elle sourit légèrement.
— Tu n’es pas laid.
— Outre la condition de ma personne, il y a le fait que je suis un étranger, et par conséquent peu de perte pour la ville de Saponce.
— Cet aspect a certainement été considéré.
Guyal contempla l’horizon.
— Alors évitons le Musée de l’Homme, circonvenons ce sort inconnu et fuyons par les montagnes, jusque dans le sud, en Ascolais. Jamais la soif de connaissances ne me jettera vers une destruction aussi prévisible.
Elle secoua la tête.
— Crois-tu que nous gagnerions à cette ruse ? Les yeux de cent guerriers nous suivent, jusqu’à ce que nous franchissions le portail du Musée ; si nous tentions de nous écarter de notre devoir, nous serions liés à des pieux, dépouillés lentement de notre peau, et placés enfin dans un sac avec mille scorpions. Tel est le châtiment traditionnel ; douze fois dans l’histoire il a été infligé.
Guyal rejeta les épaules en arrière et dit nerveusement :
— Ma foi… Ce Musée de l’Homme est mon but depuis de nombreuses années. Pour cela j’ai quitté Sfere, et maintenant j’aimerais voir le Conservateur et satisfaire mon obsession de culture, combler le vide de mon esprit.
— Tu as une grande chance, dit Shierl, car le destin t’offre ce que ton cœur désire.
Guyal ne trouva rien à répondre et pendant un moment ils marchèrent en silence. Puis il parla :
— Shierl…
— Oui, Guyal de Sfere ?
— Vont-ils nous séparer ?
— Je ne sais pas.
— Shierl…
— Oui ?
— Si nous nous étions connus sous une plus heureuse étoile…
Shierl attendit la suite. Il la regarda.
— Tu ne dis rien.
— Mais tu n’as rien demandé !
Guyal se détourna et contempla le Musée de l’Homme. Elle lui effleura le bras.
— Guyal, j’ai grand-peur.
Il baissa les yeux et regarda la terre à ses pieds ; une flamme vive s’épanouit dans son cerveau.
— Vois-tu la trace sous le lichen ?
— Oui. Eh bien ?
— Est-ce une piste ?
— C’est un chemin tracé par le passage de pas nombreux, répondit-elle en hésitant. Ainsi donc… c’est une piste.
Guyal réprima sa jubilation.
— Voici la sécurité, si je ne me laisse jamais écarter du chemin. Mais toi… ah ! Je dois te garder, tu devras toujours rester à mon côté, tu devras te tenir dans le charme qui me protège ; peut-être alors aurons-nous la vie sauve.
— Ne nous faisons pas d’illusions, Guyal de Sfere, dit-elle tristement.
Mais, comme ils avançaient, la piste devint plus visible, et Guyal retrouva son optimisme. Cependant, les ruines du Musée de l’Homme grandissaient, et bientôt elles occupèrent tout le champ de leur vision.
S’il avait jadis existé là la somme de toutes connaissances, il n’en restait guère de traces. Il y avait une grande esplanade dallée de blanc ; la pierre était crayeuse, fissurée, envahie d’herbes folles. Autour de cette surface se dressait une rangée de monolithes érodés et grêlés, tronqués à diverses hauteurs. Ces piliers avaient autrefois soutenu un vaste toit ; de ce toit, rien ne restait et les murs n’étaient plus que rêves du passé.
Ainsi il y avait ce sol plat bordé de colonnes brisées, exposé à tous les vents du temps et à l’éclat du froid soleil rouge. Les pluies avaient emporté le marbre, la poussière des montagnes s’était déposée et avait été balayée, était revenue et avait été emportée, et ceux qui avaient construit le Musée valaient moins que ces grains de poussière tant ils étaient loin et oubliés.
— Pense, dit Guyal, pense à l’immensité des connaissances rassemblées jadis ici et qui ne font plus qu’un avec la terre, aujourd’hui… à moins, bien entendu, que le Conservateur ait été sauvé et préservé.
Shierl regardait peureusement autour d’elle.
— Je pense plutôt au portail, et à ce qui nous attend… Guyal, souffla-t-elle, j’ai peur, j’ai grand-peur… Et s’ils nous déchirent ? Si la torture et la mort nous attendent ? J’éprouve une terreur indicible, le choc de l’horreur…
La gorge de Guyal était serrée aussi. Il redressa tout de même la tête d’un air de défi.
— Tant que je respirerai et conserverai la force de mon bras pour me battre, nul ne nous fera de mal !
— Guyal, Guyal, Guyal de Sfere, gémit Shierl, pourquoi m’as-tu choisie ?
— Parce que mon œil a été attiré vers toi comme l’abeille par la jacinthe, parce que tu étais la plus ravissante et que je croyais que rien d’autre que du bien ne t’était réservé.
Shierl, dans un soupir frémissant, murmura :
— Je dois être courageuse ; après tout, si ce n’était moi ce serait une autre jeune fille tout aussi effrayée… Et voici le portail.
Guyal aspira profondément, baissa la tête et avança.
— Allons, et nous saurons…
Le portail s’ouvrait dans un des monolithes ; c’était une porte de métal noir. Guyal suivit la piste jusqu’à la porte et frappa résolument du poing le petit gong de bronze accroché sur le côté.
La porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds, et une bouffée d’air froid sentant les souterrains les frappa au visage. Dans l’espace ténébreux, leurs yeux ne purent rien découvrir.
— Holà, à l’intérieur ! cria Guyal.
Une voix douce, pleine de légers sanglots et de frémissements, comme si elle venait de pleurer, répondit :
— Venez, entrez. Vous êtes désirés et attendus.
Guyal avança la tête et s’efforça de voir.
— Donne-nous de la lumière, que nous ne nous écartions pas de la piste et ne risquions pas le malheur.
La voix haletante chevrota :
— La lumière est inutile ; partout où vous mettrez les pieds, il y aura votre piste, par un arrangement convenu avec le Faiseur de Pistes.
— Non, déclara Guyal, nous voulons voir le visage de notre hôte. Nous venons à son invitation ; le minimum qu’il puisse offrir est de la lumière ; il doit donc y avoir de la lumière avant que nous mettions le pied dans ce cachot. Sache que nous venons pour rechercher le savoir, nous sommes des visiteurs qu’il convient d’honorer.
— Ah, le savoir, le savoir, reprit le souffle triste. Il sera tien, dans toute sa plénitude, le savoir de bien d’étranges affaires ; ah oui, tu nageras dans une marée de savoir…
Guyal interrompit la voix lugubre :
— Es-tu le Conservateur ? J’ai parcouru des centaines de lieues pour parler au Conservateur et lui poser mes questions. Es-tu celui-là ?
— En aucune façon. Je honnis le nom du Conservateur comme le traître non essentiel qu’il est.
— Qui donc es-tu, alors ?
— Je ne suis personne, rien. Je suis une abstraction, une émotion, le suintement de la terreur, la sueur de l’horreur, le frémissement de l’air quand un cri s’est dissipé.
— Tu parles avec la voix de l’homme.
— Pourquoi pas ? Les choses que je dis reposent dans le centre le plus cher et le plus enclos du cerveau humain.
— Tu ne rends pas ton invitation aussi séduisante qu’on pourrait l’espérer, observa Guyal.
— Peu importe, peu importe ; tu dois entrer, dans le noir et sur l’instant, car mon seigneur, qui est moi-même, se fait tiède et langoureux.
— S’il y a de la lumière, nous entrerons.
— Pas de lumière, jamais on ne verra d’insolent éclat dans le Musée.
— Dans ce cas, déclara Guyal en tirant de sa ceinture sa Dague Scintillante, je vais innover et me livrer à une réforme indispensable. Car vois, voici de la lumière !
Du pommeau jaillit un puissant rayon lumineux ; le fantôme immense devant eux poussa un cri horrible et tomba en rubans scintillants de paillettes pulvérisées. Quelques particules de poussière s’enveloppèrent ; il avait disparu.
Shierl, qui était restée figée, comme hypnotisée, laissa échapper un petit cri chaleureux et se blottit contre Guyal.
— Comment peux-tu être aussi audacieux ?
Guyal répondit, mi-rieur mi-tremblant :
— À la vérité, je n’en sais rien… Peut-être ne puis-je croire que les Normes me conduisent ici depuis la plaisante Sfere, par les forêts et les montagnes, dans les solitudes du nord, simplement pour jouer le rôle d’une malheureuse victime. Refusant de croire à un destin aussi peu convaincant, je suis audacieux.
Il balança la dague de droite et de gauche, et ils virent qu’ils étaient sur le seuil d’un donjon taillé dans le roc. Dans le fond béait un puits noir. Avançant rapidement, Guyal s’agenouilla sur le bord et tendit l’oreille.
Il n’entendit pas le moindre son. Shierl, derrière lui, ouvrait des yeux aussi immenses et noirs que cette fosse, et en se retournant Guyal eut soudain l’impression irrationnelle d’un esprit des temps anciens, une créature petite et délicate, lourde du poids de ses charmes, pâle, douce, intacte.
Il se pencha, sa dague étincelante à la main, et vit un escalier plongeant dans les ténèbres ; sa lumière y traçait des ombres si déroutantes qu’il cligna des yeux et recula.
— De quoi as-tu peur ? demanda Shierl.
Guyal se releva et se tourna vers elle.
— Nous sommes provisoirement seuls ici dans le Musée de l’Homme et nous sommes poussés en avant par diverses forces ; toi par la volonté de ton peuple ; moi par ce qui m’aiguillonne depuis mon premier souffle… Si nous restons ici, nous serons de nouveau disposés en harmonie avec le schéma hostile. Si nous allons hardiment de l’avant, il se peut que nous nous trouvions dans une position stratégique avantageuse. Je propose que nous avancions résolument avec courage, que nous descendions ces marches et que nous cherchions le Conservateur.
— Mais existe-t-il ?
— Le fantôme a parlé de lui avec véhémence.
— Allons, murmura Shierl. Je suis résignée.
— Nous partons dans un état d’esprit d’aventure, d’agressivité et de zèle, déclara gravement Guyal. Ainsi s’évanouit la peur et les fantômes deviennent des créatures de songe ; ainsi notre élan vainc la terreur souterraine.
— Allons, répéta-t-elle.
Ils s’engagèrent dans l’escalier en zigzag.
À droite, à gauche, à droite, à gauche, des volées de marches sur divers angles, des étages de diverses hauteurs, des marches de largeur variable, si bien que chacune nécessitait la concentration. À droite, à gauche, en bas, en bas, toujours plus bas et les ombres dansaient et sautaient follement sur les parois.
L’escalier se termina, ils se trouvèrent dans une salle semblable au vestibule d’entrée. Devant eux, un autre portail noir, poli par l’usage ; aux murs, de chaque côté, des plaques de bronze étaient encastrées, portant des caractères inconnus.
Guyal poussa la porte, luttant contre une légère pression d’air froid qui, filtrant par l’entrebâillement, siffla autour d’eux mais cessa de souffler quand Guyal eut ouvert en grand.
— Ecoute.
C’était un son lointain, un claquement intermittent, assez funeste pour hérisser les cheveux sur la nuque de Guyal. Il sentit la main moite de Shierl saisir la sienne.
Réduisant l’éclat de la dague à celui d’une veilleuse, Guyal franchit la porte, suivi par Shierl. Le bruit sinistre se faisait toujours entendre au loin et à l’écho ils comprirent qu’ils étaient dans une vaste salle.
Guyal braqua sa lumière sur le sol ; il était fait d’une substance noire élastique. Sur le mur : de la pierre polie. Il dirigea le mince faisceau dans la direction opposée au son, et à quelques pas ils virent une lourde armoire noire, constellée de clous de cuivre et surmontée d’un plateau de verre sur lequel brillait un ensemble complexe d’instruments de métal.
L’usage de l’armoire noire n’étant pas évident, ils suivirent le mur et bientôt d’autres armoires semblables apparurent, lourdes et ternes, à intervalles réguliers. À mesure qu’ils marchaient, le claquement s’éloignait ; ils arrivèrent ainsi à un coude, en angle droit et, tournant le coin, ils eurent l’impression de se rapprocher du bruit. Les armoires noires défilaient ; lentement, crispés et tendus, les deux jeunes gens avançaient en clignant des yeux dans la pénombre.
Le mur tourna encore, et là il y avait une porte.
Guyal hésita. Suivre la nouvelle direction du mur, ce serait se rapprocher de la source du son. Valait-il mieux découvrir rapidement le pire, ou bien effectuer une reconnaissance ?
Il posa la question à Shierl, qui fit un geste d’indifférence.
— C’est la même chose ; tôt ou tard les fantômes tomberont sur nous et nous serons perdus.
— Pas tant que je possède la lumière pour les réduire en poussière, assura Guyal. Maintenant je veux trouver le Conservateur, et peut-être est-il derrière cette porte. Nous allons le savoir.
Il appuya son épaule contre le battant, qui céda et laissa filtrer un rai de lumière dorée. Guyal regarda par l’entrebâillement. Il soupira, d’un soupir étonné.
Il poussa encore la porte ; Shierl se cramponna à son bras.
— C’est le Musée, annonça Guyal d’une voix extasiée. Ici il n’y a pas de danger… Celui qui vit dans un lieu d’une telle beauté ne peut être que bénéfique…
Et il ouvrit la porte en grand.
La lumière venait d’une source invisible, de l’air même, comme si elle suintait d’atomes discrets ; chaque souffle était lumineux, la salle emplie d’un éclat vivifiant. Un immense tapis recouvrait le sol, tissé d’or, de brun, de bronze, de deux tons de vert, d’un rouge fuchsia et d’un bleu léger. De splendides œuvres façonnées de main d’homme ornaient les murs, un somptueux alignement de panneaux de bois précieux gravés, sculptés, émaillés ; des scènes des temps anciens peintes sur des étoffes ; des formules de couleurs, destinées à évoquer l’émotion plutôt que la réalité. D’un côté étaient accrochées des plaques de bois incrustées de grès, de malachite et de jade en motifs rectangulaires, variés et subtils, avec de petits éclats de cinabre, de rhodocrosite et de corail pour apporter de la chaleur. À côté, une section était consacrée à des disques d’un vert lumineux, scintillants et fluorescents de parcelles bleues et de points mouvants écarlates et noirs. Là étaient représentées trois cents fleurs merveilleuses, boutons d’un âge oublié, disparus de la Terre agonisante ; il y en avait autant que de constellations, aux formes stylisées mais chacune d’une distinction subtile. Tout cela et une multitude d’autres créations sélectionnées parmi les meilleurs exemples de la ferveur humaine.
La porte se referma derrière eux ; ouvrant de grands yeux, le cœur battant, les deux jeunes gens des dernières heures de la Terre avancèrent dans la salle.
— Le Conservateur ne doit pas être loin, chuchota Guyal. On sent ici dans cette galerie des soins constants et de grands efforts.
— Regarde.
En face d’eux il y avait deux portes, donnant l’impression d’avoir beaucoup servi. Guyal traversa rapidement la salle mais il fut incapable de découvrir le moyen d’ouvrir la porte, car elle n’avait ni loquet, ni clef, ni poignée, ni bouton, rien. Il frappa et attendit ; aucun son ne répondit. Shierl le tira par le bras.
— Ce sont des lieux privés. Il vaut mieux ne pas nous aventurer sans discrétion.
Guyal se détourna, et ils continuèrent leur visite. Ils passèrent devant l’expression réaliste des plus beaux rêves de l’homme, jusqu’à ce que cette concentration de tant de flamme, d’esprit, de créativité les plonge dans une admiration respectueuse.
— Quels grands esprits gisent dans la poussière, murmura Guyal à voix basse. Quelles âmes splendides ont disparu dans les ères enfuies ; quelles merveilleuses créatures sont perdues dans la nuit immémoriale du temps… Jamais plus il n’y en aura de semblables ; aujourd’hui, en ses derniers moments fugaces, l’humanité pourrit comme un fruit blet. Plutôt que de maîtriser et de conquérir notre monde, notre principal souci est la tricherie par la sorcellerie.
— Mais toi, Guyal… Tu es différent. Tu n’es pas ainsi…
— Je veux savoir ! Pendant toute ma jeunesse, ce désir m’a poussé, et j’ai voyagé loin, depuis le vieux manoir de Sfere, pour apprendre du Conservateur… Je ne suis pas satisfait des accomplissements insensés des magiciens, qui se contentent de connaître des formules par cœur.
Shierl le contempla avec une expression extasiée, et l’âme de Guyal palpita d’amour. Elle le sentit frémir et murmura hardiment :
— Guyal de Sfere, je suis à toi, je brûle pour toi…
— Quand nous aurons gagné la paix, alors notre monde sera celui de la joie…
La salle s’élargit. Et maintenant ils entendaient de nouveau le claquement qu’ils avaient perçu dans le corridor, plus fort, plus évocateur de désagréments. Il semblait s’insinuer dans la galerie par une porte en plein centre, en face.
Guyal s’en approcha prudemment, Shierl sur ses talons, et ils jetèrent un coup d’œil dans la salle suivante.
Un visage immense les regardait, du mur, une figure plus haute que Guyal, aussi haute que Guyal debout les ras levés. Le menton reposait sur le sol, le haut du crâne reculait sous le plafond.
Guyal fut saisi, surpris. Dans cette exposition d’œuvres admirables, le visage grotesque choquait, détonait. L’expression était vile, les traits horribles, d’une obscénité stupide, écœurante. La peau luisait comme du métal poli, les yeux ternes étaient fixes sous les plis de peau verdâtre. Le nez était une petite bosse, la bouche une affreuse blessure boursouflée.
Indécis, étonné, Guyal se tourne vers Shierl.
— Ne te semble-t-il pas que c’est une œuvre bien étrange, pour être ainsi honorée dans le Musée de l’Homme ?
Shierl regardait fixement, les yeux immenses et terrifiés. Sa bouche s’ouvrit, frémit, un peu de salive brilla sur son menton. D’un geste saccadé, les mains tremblantes, elle serra le bras de Guyal et recula en chancelant dans la galerie.
— Guyal, cria-t-elle. Guyal, viens ! Viens vite. Ne reste pas là !
— Que dis-tu ?
— Cette horrible chose, là…
— Ce n’est que l’œuvre sans goût d’un artiste malade des temps passés.
— C’est vivant !
— Quoi ?
— C’est vivant, bredouilla-t-elle. Ça m’a regardé, et puis les yeux se sont tournés vers toi. Et cela a bougé… et puis je t’ai entraîné…
Guyal se dégagea ; incrédule, il se retourna pour regarder par la porte.
— Aaaah, fit-il.
La figure avait changé. La torpeur s’était évaporée, l’œil n’était plus fixe ni vitreux. La bouche se tordait un sifflement de gaz s’en échappa. La bouche s’ouvrit, une grande langue grise en sortit. Et de cette langue jaillit une vrille visqueuse, terminée par une main avide qui tenta de saisir la cheville de Guyal. Il fit un bond de côté ; la main le manqua, la vrille s’enroula.
Guyal, terrifié, les entrailles glacées par une peur horrible, recula d’un bond dans la galerie. La main s’empara de Shierl, lui saisit la cheville. Les yeux luisaient ; et de la langue charnue une autre excroissance surgit, un nouveau membre… Shierl trébucha, tomba sans connaissance, les yeux fixes, de la mousse aux lèvres. Guyal, hurlant d’une voix qu’il ne pouvait entendre, glapissant comme un dément, se précipita la dague au poing. Il trancha le poignet gris, mais la lame rebondit comme si l’acier lui-même était horrifié. Réprimant sa nausée, Guyal saisit la vrille et, d’un puissant effort, la brisa sur son genou.
Au mur, la figure grimaça de douleur, le tentacule recula. Guyal traîna Shierl dans la galerie, la souleva, la porta à l’abri.
Le seuil franchi, Guyal se retourna, les yeux brûlant de haine et de terreur. La bouche s’était refermée, pincée par le dépit et le désir frustré. Et soudain, le jeune homme vit une chose étrange ; d’une narine noire montait un lambeau de blanc qui se tordit, tournoya, forma une haute chose en longue robe blanche, une chose à la figure crispée avec des yeux comme des trous dans une tête de mort. Gémissant et piaulant de dégoût pour la lumière, le fantôme avança vers la galerie avec de petites pauses et de curieuses hésitations.
Guyal ne bougea pas. La terreur avait excédé ses pouvoirs ; la peur ne signifiait plus rien. Le cerveau ne pouvait réagir qu’au maximum de son intensité ; comment cette chose pourrait-elle lui faire du mal à présent ? Il l’écraserait de ses mains, il la pilerait en poussière.
— Halte, halte, halte ! cria une nouvelle voix. Mes charmes et sortilèges, un triste jour pour Thorsingol… Arrière, fantôme, retourne à ton orifice, arrière, arrière, te dis-je ! Va, sinon je libère les actiniques ; toute intrusion est interdite, par le commandement suprême du Lycurgat, oui le Lycurgat de Thorsingol ! Arrière, donc !
Le fantôme vacilla, s’arrêta, contempla avec une lugubre passivité le vieil homme claudicant qui venait d’apparaître dans la galerie.
Et le fantôme recula vers la figure ricanante, se laissa aspirer par la narine.
La figure gronda derrière ses lèvres, puis ouvrit sa grande bouche grise et vomit une langue de feu blanc, semblable à de la flamme mais qui n’en était pas. Cela s’étala, enveloppa le vieillard qui ne bougea pas d’un pouce. D’une tige de métal accrochée au-dessus de la porte jaillit un disque tournoyant d’étincelles dorées. Il coupa et désintégra la substance blanche, la repoussa dans la bouche béante d’où sortait à présent une barre noire. Cette barre s’insinua dans le disque et absorba les étincelles. Un silence mortel tomba.
Puis le vieil homme s’écria :
— Ah, esprit mauvais, tu cherches à interrompre mon mandat. Mais non, il n’y a aucune validité dans ton dessein ; mon habile bâton tient en échec ta sorcellerie anormale ; tu n’es rien ; pourquoi ne renonces-tu pas, pourquoi ne te retires-tu pas à Jeldred ?
Derrière les lèvres, le grondement persistait. La bouche s’ouvrit de nouveau, révélant une visqueuse caverne grise. Les yeux fulgurèrent d’une monstrueuse émotion. La bouche hurla, projetant une onde rugissante de violence, un son pénétrant comme un clou dans le cerveau.
Le bâton projeta une brume d’argent. Le son s’enroula et se centralisa, aspiré par le brouillard métallique, fut capturé et consumé ; on n’entendit plus rien. Le brouillard se mit en boule, s’étira en flèche, plongea comme l’éclair dans le nez, s’enfonça dans la pulpe. Un bruit sourd, une explosion ; la figure se convulsa de douleur, le nez n’était plus qu’un éclatement d’humeur grise. Les filaments ondulèrent comme les membres d’une étoile de mer, se rassemblèrent et maintenant le nez était pointu comme un cône.
— Te voilà bien chicaneur aujourd’hui, mon démoniaque visiteur. Que voilà un trait détestable ! Tu veux détourner ce pauvre vieux Kerlin de ses travaux ? Tu es ingénieux et négligent. Alors ! Bâton ! ordonna-t-il à la tige de métal, as-tu goûté ce son ? Crache donc une pénitence adéquate, écrase l’odieuse face de ton infaillible réplique.
Un bruit sec, un noir fléau, un fouet claqua brutalement la figure. Une boursouflure luisante apparut. La figure soupira, et les yeux se révulsèrent dans les replis de peau verte.
Kerlin le Conservateur éclata d’un rire aigu, sur une seule note. Il se tut brusquement, et le rire se dissipa comme s’il n’avait jamais existé. Le vieillard se tourna vers Guyal et Shierl, serrés l’un contre l’autre sur le seuil.
— Eh bien, eh bien ? Vous avez outrepassé le gong ; les heures d’étude sont finies depuis longtemps. Pourquoi vous attardez-vous ? Le Musée n’est pas un lieu de plaisir, je vous avertis. Alors partez, retournez à Thorsingol ; soyez plus prompts la prochaine fois, vous troublez l’ordre établi…
Il s’interrompit et jeta un coup d’œil irrité derrière lui.
— La journée a été mauvaise ; le Garde-clefs Nocturne a un retard inexcusable… Voilà sûrement une heure que j’attends ce paresseux ; le Lycurgat en sera informé. Je devrais être chez moi près de ma couche et de mon âtre ; on abuse du vieux Kerlin, en le retenant ainsi par le retard intolérable du gardien de nuit… Et puis vous deux, qui traînez encore. Allons, partez, partez, dehors dans le crépuscule !
Et il s’avança en faisant des mains et des gestes pour chasser les jeunes gens.
— Monseigneur Conservateur, dit Guyal, je dois te parler.
Le vieillard s’immobilisa, cligna des yeux.
— Hein ? Quoi ? À la fin d’une longue journée de travail ? Non, non, je te rappelle à l’ordre, tu dois obéir aux règlements. Viens à mon amphithéâtre demain matin au quatrième circuit ; alors nous t’entendrons. Et maintenant va, allez.
Guyal hésita, pris de court. Shierl tomba à genoux.
— Messire Conservateur, nous te supplions de nous aider ; nous n’avons nulle part où aller.
Kerlin le Conservateur la regarda avec surprise.
— Nulle part où aller ? Quelle sottise est-ce là ? Rentre chez toi, ou au Pubescentarium, ou au temple, ou à l’Auberge Extérieure. Quoi ! Les logements ne manquent pas à Thorsingol. Le Musée n’est pas une hostellerie !
— Messire ! s’écria désespérément Guyal. Veux-tu m’entendre ? Nous sommes pressés par le besoin.
— Bon, bon, parle.
— Un maléfice a ensorcelé ton cerveau. Veux-tu le croire ?
— Ah vraiment ? grommela le Conservateur.
— Il n’y a pas de Thorsingol. Il n’y a plus rien que de sombres solitudes. Ta ville a disparu depuis des âges.
Le Conservateur sourit avec bienveillance.
— Ah, que c’est triste !… Une bien triste affaire. Ainsi en est-il de ces jeunes esprits, dit-il en secouant la tête. Le frénétique appétit de vivre dérange le cerveau. Allons, mon devoir est clair. Carcasse fatiguée, tu devras attendre ton repos bien mérité. Lassitude, arrière ; le devoir et la simple humanité exigent ; il y a là une folie à soigner et guérir. Et d’ailleurs, le Garde-clefs Nocturne n’est pas là pour me relever… Venez.
Guyal et Shierl le suivirent en hésitant. Il ouvrit une porte et la franchit tout en bougonnant ; les jeunes gens entrèrent à sa suite.
La pièce était cubique, le sol couvert d’une terne substance noire, les murs tapissés de myriades de boutons dorés. Une espèce de trône occupait le centre à côté d’un haut lutrin couvert de manettes et de cadrans goudronnés.
— C’est le propre trône de Savoir du Conservateur, expliqua Kerlin. Ainsi, une fois réglé, il imposera le Schéma de la Clarté Hynomeneurale. Donc, marmonna-t-il en manipulant les boutons, j’exige l’arrangement sometsyndical correct… et maintenant, si tu veux te préparer, je vais corriger ton hallucination. Cela dépasse mes devoirs, mais je suis humain et il ne sera pas dit que je refuse de secourir mon prochain.
— Messire Conservateur, demanda anxieusement Guyal, ce trône de Clarté, que va-t-il me faire ?
— Les fibres de ton cerveau sont tordues, éraillées, emmêlées et entrent ainsi en contact avec des régions inintentionnelles. Grâce à l’art merveilleux de nos modernes cérébrologues, ce casque qui surmonte le trône recomposera tes synapses avec les instructions correctes de la bibliothèque – celles de la normale, comprends-tu ? – et réparera ainsi l’écheveau, te rendra de nouveau sain d’esprit.
— Une fois que je serai assis dans le fauteuil, insista Guyal, que feras-tu ?
— Je refermerai simplement ce circuit, j’actionnerai ce levier, repousserai cette manette, et tu seras étourdi. Trente secondes plus tard, cette ampoule brillera, annonçant la réussite et la fin du traitement. Puis j’inverserai la manipulation et tu t’éveilleras, ta raison recouvrée.
Guyal regarda Shierl.
— As-tu entendu et compris ?
— Oui, Guyal, répondit-elle peureusement.
— N’oublie pas, souffla-t-il (Puis au Conservateur :) Admirable. Mais comment dois-je m’asseoir ?
— Tu te détends tout simplement sur le siège. Ensuite je tirerai le casque un peu en avant, pour abriter tes yeux qui ne doivent pas être distraits.
Guyal se pencha, regarda attentivement sous le casque.
— Je ne comprends pas très bien.
Le Conservateur l’écarta d’un geste impatient.
— C’est pourtant bien facile. Ainsi…
Il s’assit sur le trône.
— Et comment le casque sera-t-il appliqué ?
— De cette façon.
Kerlin saisit une poignée et tira l’appareil devant sa figure.
— Vite ! dit Guyal à Shierl.
Elle bondit sur le lutrin ; Kerlin le Conservateur tenta de se libérer du casque mais Guyal le maintint. Shierl manœuvra le levier, la manette ; le Conservateur poussa un soupir et s’affaissa.
Shierl regardait Guyal, ses yeux sombres immenses et limpides comme les eaux de l’Almeride du Sud.
— Est-ce qu’il est… mort ?
— J’espère bien que non.
Ils contemplèrent le corps décharné avec inquiétude. Des secondes s’égrenèrent. Un grand claquement résonna dans le lointain, un grincement, un rugissement d’exultation, des cris de triomphe déments.
Guyal courut à la porte. Dansant, vacillant, glissant dans la galerie apparaissait une multitude de fantômes ; par l’autre porte ouverte, Guyal apercevait l’énorme figure. Elle quittait le mur, avançait dans la pièce. D’immenses oreilles apparurent, un tronçon de cou de taureau couvert de pustules violettes. Le mur se fendit, s’effrita, s’écroula. Une grande main en jaillit, un avant-bras…
Shierl hurla. Guyal, pâle et tremblant, claqua la porte au nez du premier fantôme. Il s’insinua entre le chambranle et le battant, lentement, lambeau par lambeau.
Guyal se précipita vers le lutrin. L’ampoule ne brillait pas. Ses mains volèrent sur les manettes.
— Seule la conscience de Kerlin contrôle la magie du bâton, haleta-t-il. Cela au moins est évident…
Il regardait l’ampoule, avec une impatience douloureuse.
— Brille, ampoule, brille…
À la porte, le fantôme suintait et se déployait.
— Brille, ampoule, brille…
L’ampoule brilla. Poussant un cri, Guyal ramena les manettes au point neutre, souleva le casque.
Kerlin le Conservateur le regarda fixement.
Derrière, le fantôme se reformait, haute chose blanche en longue robe, et les orbites vides et sombres semblaient des orifices de non-imagination.
Kerlin le Conservateur regardait fixement.
Le fantôme ondula sous sa robe. Une main ressemblant à une patte d’oiseau apparut, tenant une poignée de matière terne. Le fantôme la jeta sur le sol ; elle explosa en une bouffée de poussière noire. Les particules de poussière se dilatèrent, devinrent une myriade d’insectes grouillants. D’un commun accord ils se ruèrent sur le sol, se répandirent en enflant et devinrent de petites créatures à tête de singe.
Kerlin le Conservateur s’anima.
— Bâton, dit-il.
Il leva la main. Elle tenait son bâton. Le bâton cracha une goutte orangée, de la poussière écarlate. Elle retomba sur la horde grouillante, et chaque particule devint un scorpion rouge. Il s’ensuivit une bataille féroce, ponctuée de petits cris aigus et de grattements fébriles.
Les choses à tête de singe furent tuées, vaincues. Le fantôme soupira, fit un nouveau geste de sa main griffue. Mais le bâton projeta un rayon de la lumière la plus pure, et le spectre se désintégra et s’évapora.
— Kerlin ! cria Guyal. Le démon pénètre dans la galerie !
Kerlin alla ouvrir la porte et s’avança.
— Bâton, dit-il, accomplis ton ultime dessein.
— Non, Kerlin, protesta le démon, retiens ta magie ; je te croyais étourdi. Je me retire maintenant.
En frémissant et en grondant, il recula et bientôt seule sa face fut visible par le trou.
— Bâton, ordonna Kerlin, monte la garde.
Le bâton disparut de sa main. Le Conservateur se tourna vers Guyal et Shierl.
— Il y a beaucoup de choses à dire car à présent je meurs. Je meurs, et le Musée sera abandonné. Alors parlons vite, vite, vite…
À petits pas chancelants, Kerlin s’avança vers un portail qui s’ouvrit à son approche. Guyal et Shierl, s’interrogeant sur les caprices de Kerlin, hésitèrent à le suivre.
— Venez, venez, leur dit-il impatiemment. Mes forces déclinent, je me meurs. Vous aurez causé ma mort.
Lentement, Guyal avança, Shierl derrière lui. Il ne savait comment répondre à l’accusation ; les mots ne lui semblaient pas convaincants. Kerlin les considéra, avec un léger sourire.
— Abandonnez vos craintes et hâtez-vous ; ce qui est nécessaire devra être accompli dans le peu de temps qui nous reste et c’est une tâche semblable à la copie des Tomes de Kae avec une seule goutte d’encre ; je m’éteins, mon pouls se ralentit, ma vue vacille…
Il agita une main désespérée puis, se retournant, il conduisit les jeunes gens dans une chambre intérieure où il se laissa tomber dans un grand fauteuil. Jetant des coups d’œil inquiets vers la porte, Guyal et Shierl s’assirent sur une banquette capitonnée.
— Vous craignez les phantasmes blancs, ironisa Kerlin d’une voix affaiblie. Ils sont retenus prisonniers dans la galerie par le bâton, qui réprime tous leurs efforts. Si je perds la raison, ou si je meurs, alors seulement le bâton cessera de fonctionner. Vous devez savoir, ajouta-t-il en reprenant un peu de forces, que les énergies et la dynamite ne viennent pas de mon cerveau mais du potentium central du Musée, qui est perpétuel ; je ne fais que diriger la tige et lui donner des ordres.
— Mais ce démon… Qui est-ce, ou quoi ? Pourquoi vient-il regarder à travers les murs ?
La figure de Kerlin s’assombrit.
— C’est Blikdak, Divinité Souveraine du monde démoniaque de Jelfred. Il a percé le trou dans l’intention d’absorber dans son esprit le savoir du Musée, mais je l’en ai empêché ; alors il attend dans le trou, jusqu’à ce que je meure. À ce moment, il se gorgera d’érudition au grand désavantage des hommes.
— Pourquoi ce démon ne peut-il être exorcisé et le trou bouché ?
Kerlin le Conservateur secoua la tête.
— Les feux et les pouvoirs furieux que je contrôle sont impuissants dans l’air du monde démoniaque, où la substance et la forme sont d’une entité différente. Tel que vous le voyez, il a apporté son environnement avec lui ; jusque-là, il est en sécurité. Quand il s’aventure plus loin dans le Musée, le pouvoir de la Terre dissout celui de Jelfred, alors que je puis l’inonder de la ferveur prismatique du potentium… Mais il suffit, assez parlé de Blikdak pour le moment ; dites-moi, qui êtes-vous, pourquoi vous êtes-vous aventurés ici, et quelles sont les nouvelles de Thorsingol ?
Guyal répondit d’une voix entrecoupée :
— Thorsingol a disparu des mémoires. Il n’y a rien là-haut qu’une toundra aride et l’ancienne ville des Saponides. Je suis du pays du sud ; j’ai parcouru bien des lieues afin de te parler et d’emplir mon esprit de connaissances. Cette jeune fille est Shierl, des Saponides, victime d’une antique coutume qui envoie la beauté au Musée à la requête des fantômes de Blikdak.
— Ah, souffla Kerlin, ai-je donc été si aveugle ? Je me rappelle ces formes juvéniles que Blikdak utilisait pour distraire son ennui… Elles volettent dans mon souvenir comme des mouches de mai contre une vitre… Je les écartais, les prenant pour des créatures de ma propre conception, postulées par ma propre imagination…
— Mais pourquoi ? s’exclama Shierl. À quoi peuvent donc lui servir des créatures humaines ?
— Jeune fille, tu es toute de charme et de fraîcheur ; les monstrueux appétits du seigneur-démon Blikdak dépassent ton entendement. Ces jeunes gens des deux sexes sont ses jouets, sur lesquels il pratique diverses jonctions, accouplements, coïts, perversions, sadisme, nausées, cabrioles et finalement la lutte à mort. Alors il envoie un fantôme pour réclamer encore de la jeunesse et de la beauté.
— C’est donc ce qui aurait été mon…
— Je ne saisis pas, interrompit Guyal, dérouté. De tels actes, à ce que je comprends, sont les dérangements caractéristiques de l’humanité. Ils sont anthropoïdes par la nature même des glandes, viscères et organes de fonctionnement. Puisque Blikdak est un démon…
— Examine-le, expliqua Kerlin. Ses traits, son appareil. Il est certes anthropoïde, et telle est son origine, comme celle de tous les démons, esprits et créatures ailées aux yeux de braise qui infestent la Terre à l’agonie, Blikdak, comme les autres, vient de l’esprit de l’homme. La suante condensation, la puanteur et l’horreur, les humeurs cloacales, l’extase brutale, les viols et la sodomie, les caprices scatophiles, les innombrables lubricités qui imprègnent l’humanité forment une vaste tumeur ; ainsi Blikdak a pris naissance, ainsi assouvit-il ses désirs. Mais assez parlé de Blikdak. Je meurs, je meurs !
Il s’affaissa dans son fauteuil, la poitrine haletante.
— Regardez-moi ! Mes yeux vacillent et se voilent. Ma respiration est légère comme celle de l’oiseau, mes os ont autant de vigueur qu’une vigne morte. J’ai vécu au-delà du savoir ; dans ma folie, je n’ai pas vu passer le temps. Quand il n’y a pas de savoir, il n’y a pas de conséquences somatiques. Maintenant je me rappelle les années et les siècles, les millénaires, les ères… ce sont comme de brefs coups d’œil à travers un volet. Ainsi, en guérissant ma folie, vous m’avez tué.
Shierl cligna des yeux et recula. Guyal demanda :
— Mais quand vous mourrez, que se passera-t-il ? Blikdak… Le Musée de l’Homme ne contient-il pas le savoir des exorcismes nécessaires pour dissoudre ce démon ? Il est manifestement notre premier antagoniste, notre danger immédiat.
— Blikdak doit être annihilé ! dit Kerlin. Alors je pourrai mourir en paix ; alors vous devrez veiller sur le Musée… Un antique principe spécifie que, afin de détruire une substance, on doit déterminer la nature de ladite substance. Bref, avant de pouvoir détruire Blikdak, nous devons découvrir sa nature élémentaire.
Les yeux vitreux se posèrent sur Guyal.
— Ton discours ne souffre aucune discussion, reconnut le jeune homme, mais comment accomplir cela ? Blikdak ne permettra jamais une telle étude.
— Non, il faut trouver un subterfuge, une instrumentation…
— Les fantômes font partie de l’essence de Blikdak ?
— Assurément.
— Les fantômes peuvent-ils être maintenus et détenus ?
— Certes ; dans une boîte de lumière, que je puis créer par la pensée. Oui, il nous faut un fantôme, dit Kerlin, et il releva la tête. Bâton ! Un fantôme ! laisse passer un fantôme !
Ils attendirent ; Kerlin leva une main. On gratta faiblement à la porte et un gémissement se fit entendre :
— Ouvrez, dit une voix pleine de sanglots et de frémissements. Ouvrez et laissez sortir les jeunes créatures pour Blikdak. Il ne connaît qu’ennui et lassitude ; alors, que les deux jeunes viennent distraire ses pensées.
Laborieusement, Kerlin se leva.
— C’est fait.
Derrière la porte, la voix triste geignit :
— Je suis enfermé, je suis prisonnier d’un éclat brûlant !
— Maintenant, nous allons savoir, déclara Guyal. Ce qui dissout le fantôme dissoudra aussi Blikdak.
— C’est certes vrai, approuva Kerlin.
— Pourquoi pas la lumière ? demanda Shierl. La lumière déchire le tissu des fantômes comme une rafale de vent dissipe le brouillard.
— Mais uniquement à cause de leur fragilité. Blikdak est dur et massif et peut supporter, dans son alcôve à l’atmosphère démoniaque, les plus féroces radiations.
Kerlin réfléchit. Au bout d’un moment il désigna la porte.
— Nous allons au dilatateur d’images ; là nous dilaterons le fantôme à une dimension macroïde ; ainsi découvrirons-nous sa base fondamentale. Guyal de Sfere, tu dois me soutenir, car mes membres sont mous et fragiles comme de la cire.
Appuyé sur le bras de Guyal, il marcha à petits pas, et Shierl les suivit dans la galerie. Le fantôme sanglotait dans sa cage de lumière et cherchait inlassablement une ouverture sombre pour y glisser son essence.
Sans lui accorder un regard, Kerlin boitilla le long de la galerie. La boîte de lumière les suivit, et le fantôme aussi par la force des choses.
— Ouvre la grande porte ! s’écria Kerlin d’une voix rauque. La grande porte du Conservatoire du Savoir !
Shierl courut en avant et pesa de toutes ses forces sur la porte, qui glissa d’un côté, révélant une vaste salle obscure ; la lumière dorée de la galerie s’atténua et se perdit dans les ombres.
— Appelle Lumen, dit Kerlin.
— Lumen ! cria Guyal. Lumen, apparais !
La lumière se fit dans la vaste salle qui se révéla si haute que les pilastres le long des murs s’amenuisaient en fils, et si longue et large qu’un homme se fût essoufflé à la traverser en courant. Espacées en rangées égales s’alignaient les armoires noires aux boutons dorés que Guyal et Shierl avaient remarquées à leur arrivée. Et au-dessus de chacune étaient accrochées cinq armoires semblables, ou plutôt en suspension car elles flottaient sans soutien.
— Qu’est-ce là ? demanda Guyal avec étonnement.
— Puisse mon pauvre esprit contenir le centième de ce que ces banques connaissent, haleta Kerlin. Ce sont de formidables cerveaux bourrés de tout ce qui a été connu, expérimenté, accompli ou enregistré par l’homme. Là se trouvent toutes les connaissances perdues, anciennes ou récentes, les fabuleuses imaginations, l’histoire de dix millions de cités, les commencements des temps et les finalités présumées, la raison de l’existence humaine et la raison de la raison. Quotidiennement, j’ai travaillé et œuvré dans ces banques ; mon accomplissement n’a été qu’un synopsis tout à fait superficiel, un panorama fugace d’une vaste contrée.
— L’art de détruire Blikdak ne serait-il pas contenu ici ? demanda Shierl.
— Certes, certes ; notre tâche serait simplement de trouver l’information. Dans quel casier chercherions-nous ? Songez à ces catégories : les Pays Démoniaques ; les Meurtres et Mortifications ; les Expositions et Dissolutions du Mal ; l’Histoire de Granvilunde (où une telle entité a été repoussée) ; Hyperordnets Attractifs et Répulsifs ; la Revue Constructive, pour la régénération des murs écroulés, avec subdivision pour l’invasion par les démons ; la Procédure de Suggestion en Temps de Risque… Et mille autres encore. Quelque part se tapit le savoir permettant de renvoyer la face abhorrée de Blikdak dans son quasi-espace. Mais où chercher ? Il n’y a pas d’index ; il n’y a que le misérable synopsis de ma compilation. Celui qui a besoin d’une connaissance spécifique doit donc se livrer à des recherches intensives… En avant ! En avant dans les banques du Mecanismus !
Ainsi fouillèrent-ils les banques, comme des cafards dans un labyrinthe ; et derrière eux suivait la cage de lumière et son fantôme gémissant. Enfin, ils entrèrent dans une chambre sentant le métal ; encore une fois Kerlin donna un ordre à Guyal qui appela :
— Apparais, Lumen, apparais !
Tous trois avancèrent parmi des appareils complexes. Guyal s’extasiait, à court de questions, bien que son cerveau réclamât avidement le savoir.
Devant une haute alcôve, Kerlin arrêta la cage de lumière. Un panneau de vitréon tomba devant le fantôme.
— Maintenant, observez, dit le Conservateur, et il manipula des activants.
Ils virent le fantôme dépeint et projeté, la robe ample, le visage hagard. La figure s’agrandit, s’aplatit ; sous l’orbite vide un segment devint une plaque blanchâtre écailleuse. Elle se sépara en pustules, dont une s’enfla pour remplir tout le panneau. Le sommet ressemblait à une surface tissée, une sorte de tulle à motifs pointillés.
— Regardez ! s’écria Shierl. On dirait de la dentelle à l’aiguille !
Avidement, Guyal se tourna vers Kerlin, mais le Conservateur leva la main pour imposer silence.
— Certes, certes, une heureuse idée, d’autant que là, près de nous, se trouve une rotative d’une extrême rapidité, utilisée pour embobiner les filaments cognitifs des banques… Maintenant, observez. Je tends la main vers ce panneau, je sélectionne un tissage, je retire un fil et, voyez ! Les mailles se font et se défont et se séparent. Maintenant la bobine sur la rotative, j’enroule le fil, et puis, je donne un tour…
— Le fantôme n’observe-t-il pas ce que tu fais ? demanda avec inquiétude la jeune fille.
— En aucune façon, assura Kerlin. La plaque de vitréon dissimule nos gestes ; il est bien trop tourmenté pour faire attention. Maintenant je dissous la cage et il est libre.
Le fantôme s’avança, recula, effrayé par la lumière.
— Va ! cria Kerlin. Retourne à ton engendreur ; va, retourne, disparais !
Le fantôme s’en alla. Kerlin dit à Guyal :
— Suis-le, préviens-moi dès que Blikdak l’aura aspiré.
À distance prudente, Guyal regarda le fantôme disparaître dans la narine noire et revint vers Kerlin.
— C’est fait, le fantôme est redevenu partie intégrante de Blikdak.
— Eh bien alors, nous allons actionner la rotative, tourner la bobine, et nous observerons.
L’appareil ronfla, la bobine (longue comme le bras de Guyal) pivota et se recouvrit de fil de spectre, d’abord scintillant de pastels polychromes, puis nacré et enfin d’un ivoire laiteux.
La rotative ronfla, tourna un million de fois par minute, et le fil invisible soutiré à l’insu de Blikdak s’épaissit sur la bobine.
L’appareil tournait ; la bobine était maintenant pleine, un cylindre brillant de fil de soie. Kerlin ralentit la cadence ; Guyal mit en place une deuxième bobine, et le démaillage de Blikdak se poursuivit.
Trois bobines, quatre, cinq, et Guyal, observant Blikdak de loin, vit la figure géante s’apaiser ; la bouche émettant le bruit claquant qui leur avait tant fait peur.
Huit bobines. Blikdak ouvrit les yeux, regarda autour de lui avec perplexité.
Douze bobines. Une tache livide apparut sur la joue flasque, et Blikdak frémit, mal à l’aise.
Vingt bobines. La tache s’étala sur la figure du démon, envahit le front, la bouche devint molle ; Blikdak gronda et s’agita.
Trente bobines. La tête de Blikdak paraissait se décomposer, la teinte métallisée devenait d’un rouge sombre, les yeux s’exorbitaient, la bouche était ouverte, la langue pendait mollement.
Cinquante bobines. Blikdak s’effondra. Son front tomba contre la bouche fiévreuse ; les yeux luisaient comme des braises.
Soixante bobines. Plus de Blikdak. Et avec la dissolution de Blikdak, ainsi se dissolvait Jelfred, le pays démoniaque créé pour abriter le mal. La fissure dans le mur donnait sur le rocher massif, intact.
Et dans le Mecanismus, soixante bobines brillantes étaient soigneusement rangées ; le mal ainsi désorganisé scintillait de pureté iridescente. Kerlin s’appuya contre le mur.
— J’expire, mon heure est venue. J’ai bien gardé le Musée, ensemble, nous l’avons arraché à Blikdak… Ecoutez-moi. Je remets le Musée entre vos mains ; vous êtes maintenant responsables de sa garde et de sa conservation.
— À quoi bon ? demanda Shierl. La Terre se meurt, tout comme toi… À quoi bon le savoir ?
— Plus précieux aujourd’hui que jamais, râla Kerlin. Les étoiles brillent, les étoiles sont belles ; les banques connaissent la magie bienveillante pour vous renvoyer à vos jeunes et doux climats. Moi… Je m’en vais. Je meurs.
— Attends ! cria Guyal. Attends, je t’en conjure !
— Pourquoi attendre ? souffla Kerlin. Le chemin de la paix est devant moi ; pourquoi me rappelles-tu ?
— Comment puis-je extraire le savoir des banques ?
— La clef de l’index est dans mes appartements, l’index de ma vie…
Et Kerlin mourut.
Guyal et Shierl remontèrent et firent halte devant le portail, sur l’antique sol dallé. La nuit était tombée ; le marbre des dalles brillait faiblement, les colonnes brisées se dressaient vers le ciel.
Au bout de la plaine les lumières jaunes de Saponce scintillaient entre les arbres ; au ciel étincelaient les étoiles.
— Voici ta demeure, voici Saponce, dit Guyal. Désires-tu y retourner ?
Shierl secoua la tête.
— Ensemble nous avons regardé par les yeux du savoir. Nous avons vu l’antique Thorsingol et l’empire Sherite qui l’a précédée, et la Golwan Andra avant cela et les Quarante Kades plus anciennes encore. Nous avons vu les guerriers verts, et les savants Pharials et les Clambes qui ont quitté la Terre pour les étoiles tout comme les Merioneths avant eux et les Sorciers Gris encore plus tôt. Nous avons vu les océans se former et s’assécher, les montagnes se dresser fièrement et fondre sous les pluies, nous avons contemplé le soleil quand il étincelait, jaune et brûlant… Non, Guyal, ma place n’est pas à Saponce…
Guyal, s’adossant à une colonne, leva les yeux vers les étoiles.
— Le savoir est à nous, Shierl… toutes les connaissances à notre disposition. Et qu’allons-nous faire ?
Ensemble, ils contemplèrent les astres blancs.
— Ce que nous allons faire…
FIN